|
Toronto Star (en anglais) le 1 octobre 2004
Cessons de rêver par procuration
de David Orchard
Le président du Congrès du travail du Canada nuance son opposition au libre-échange avec les États-Unis en déclarant que « les stratégies industrielles doivent être placées dans un contexte nord-américain plutôt que strictement canadien ».
Ken Georgetti prétend qu'on a déformé ses propos et que le libre-échange a coûté au Canada 300 000 emplois bien rémunérés dans le secteur de la fabrication, lesquels ont été remplacés par des emplois moins bien rémunérés.
En fait, pendant les trois premières années d'appplication de l'Accord de libre-échange canado-américain (ALE), le Canada a perdu le quart de son assise manufacturière. Des centaines d'usines ont fermé leurs portes ou se sont relocalisées aux États-Unis. Si bien qu'en 1992, notre taux de chômage atteignait un record historique.
Or, il faut bien comprendre que les pertes d'emplois ne sont qu'un aspect de l'accord de libre-échange. Notre souveraineté en est l'aspect principal, comme l'affirmait clairement Sir John A. Macdonald pendant les élections de 1891. Comment, se demandait-il, le Canada pourrait-il conserver son indépendance politique s'il perdait son indépendance économique?
Au lieu de nous donner un « meilleur accès » au marché américain, l'accord de libre-échange nous a apporté encore plus de litiges commerciaux qu'avant 1989 : l'acier, le blé, le bois d'oeuvre, le boeuf, le porc, le poisson, le homard, les bleuets et bien d'autres. Notre récente « victoire » sur le bois d'oeuvre (qui nous a coûté des dizaines de millions de dollars en avocats à Washington) nous ramènera tout simplement (et à condition bien sûr que les États-Unis s'y résignent, ce qui est loin d'être sûr) à la situation qui existait avant l'accord de libre-échange. Avant le début des négociations de l'ALE, en 1986, les échanges entre le Canada et les États-Unis étaient régis par le GATT, qui prévoyait le libre-échange du bois d'oeuvre entre les deux pays. Avec le GATT, les Américains n'ont jamais réussi à remettre en question nos institutions nationales, à bloquer nos exportations ou à imposer des tarifs sur notre blé.
Depuis son entrée en vigueur, l'ALE donne carte blanche aux États-Unis pour invoquer ses lois commerciales contre le Canada. Résultat : des poursuites sempiternelles non seulement contre nos propres exportations mais aussi contre la façon dont nous nous gouvernons. Les lois adoptées par le Parlement canadien sont contestées et renversées par des entreprises américaines. Les États-Unis déclarent ouvertement qu'ils veulent l'élimination de la Commission canadienne du blé (CCB), et ils entament poursuite après poursuite (on en est à la dixième depuis 1989 et ce ne sera pas la dernière) pour parvenir à leurs fins. (La CCB est le dernier rempart des agriculteurs de l'Ouest, car c'est le plus gros distributeur de blé et d'orge au monde et la source principale de devises étrangères au Canada; sans elle, l'industrie céréalière canadienne se retrouverait du jour au lendemain entre les mains de géants américains du secteur agricole.) Il faut savoir qu'un gouvernement NPD de l'Ontario qui avait promis d'instaurer un régime public d'assurance automobile a dû y renoncer sous la menace de représailles de la part de l'industrie américaine, qui invoquait l'ALE.
Après quinze ans de « libre-échange » avec les États-Unis, il ne reste plus à la Bourse de Toronto qu'à peine une douzaine d'entreprises canadiennes à capital dilué. Plus de 10000 entreprises canadiennes ont été rachetées par des intérêts américains. Même la Compagnie de la Baie d'Hudson, qui était l'un des piliers fondateurs du pays en 1670, serait en voie d'être rachetée par une chaîne de grands magasins américaine, alors que les bières Molson, malgré leur slogan « Je suis Canadien », sont sur le point de fusionner avec un conglomérat américain.
« Le libre-échange sera fantastique pour l'industrie de la viande de boeuf », nous promettait-on en 1988. Et nous nous retrouvons aujourd'hui avec une frontière fermée depuis plus d'un an à nos exportations de bovins, de bisons, de moutons et autre bétail sur pied, et avec une industrie des salaisons qui appartient à 90% à des intérêts américains, et qui fait des profits considérables de surcroît.
L'une après l'autre, les entreprises du secteur de l'énergie sont rachetées par des Américains : Westcoast Transmission, de C.-B., par Duke Energy, et même Nova, de Bob Blair, qui a aujourd'hui son siège à Pittsburgh. Les dernières actions que les Canadiens détiennent dans Petro-Canada sont sur le point d'être vendues à vil prix parce que le gouvernement a décidé de privilégier le court terme par rapport au long terme et de disposer tout de suite du produit de la vente. Les consommateurs canadiens qui veulent acheter canadien, que ce soit des machines agricoles ou d'autres biens, peuvent toujours chercher…
Partout, on constate un resserrement du carcan économique qu'impose l'accord de libre-échange et que Macdonald pressentait déjà en 1891.
Lorsque les États-Unis ont envahi l'Irak l'an dernier, d'éminents Canadiens n'hésitèrent pas à recommander, malgré le caractère illégal de cette invasion, que le Canada aide son voisin à bombarder ce petit pays, vu l'importance de nos relations économiques avec lui et la nécessité, par conséquent, de ne pas l'indisposer!
Si le gouvernement de la Nouvelle-Écosse désire offrir à ses automobilistes un régime d'assurance public aussi efficace et bon marché que celui de la Saskatchewan, l'ALE s'y oppose. Si le Nouveau-Brunswick réclame une partie du gaz naturel extra-côtier du Canada, désolé c'est non. Quant à créer une industrie navale, une industrie automobile ou même une politique environnementale au Canada, pas question, l'ALE l'interdit.
Sans une vision commune, un peuple et une nation disparaissent. En mëme temps que nous continuons d'exporter nos matières premières à un rythme insoutenable et qui ne fait que s'accélérer, nous assemblons des machines conçues et manufacturées ailleurs : nous vivons nos rêves par procuration.
Mais nous pouvons changer tout cela. Le Canada peut devenir une grande et fière puissance industrielle, capable d'exploiter ses abondantes ressources naturelles pour créer toutes les industries que possède une nation moderne, y compris des chantiers navals, une automobile non polluante, une industrie cinématographique de classe mondiale, une industrie de l'outillage agricole (jusqu'en 1968, le plus gros fabricant de tracteurs au monde était une entreprise canadienne), et bien davantage.
Au lieu d'accepter le carcan que nous imposent les accords de libre-échange, nous devrions entreprendre un examen approfondi des dispositions que nous avons signées et de leur incidence sur notre bien-être économique, politique et social. Une véritable enquête sur les effets de l'ALE et de l'ALENA, entreprise sans oeillères idéologiques, permettrait de mettre au jour la puissance que le Canada pourrait devenir et redonner un peu d'espoir et d'optimisme à un pays qui en a grand besoin.
David Orchard est l'auteur de Hors des griffes de l'aigle - Quatre siècles de résistance à l'expansionnisme américain, et a été candidat à la direction du Parti fédéral progressiste conservateur en 1998 et en 2003. Il exploite une ferme à Borden, SK, et on peut le joindre au (306) 652-7095, ou par courriel à davidorchard@sasktel.net
page précédent
haut de page
|