Le droit (Ottawa) 20 avril 2007
Les Prairies en guerre
par Albert Horner et David Orchard
Cela fait un an que le gouvernement Harper menace de
détruire le pouvoir de la Commission canadienne du blé (CCB).
Le ministre de l'Agriculture, Chuck Strahl, dit que
l'orge va être soustrait à la juridiction de la
Commission pour le 1er août; une décision sur le blé
suivra.
Au début des années 1930, il n'y avait pas de CCB.
Les fermiers des Prairies acceptaient le prix offert par
les grandes entreprises céréalières ou s'en retournaient
chez eux avec leur blé. Les céréales se vendaient pour
quelques cents le boisseau. Des foules de fermiers ont
ainsi été chassées de leurs terres.
En réponse à des pressions et à des milliers de
fermiers qui exigeaient que l'on mette fin au pouvoir
sans entraves des géants des céréales, le Premier
ministre R. B. Bennett a prononcé une allocution
radiophonique historique où il parla d'« acheteurs
monopolistes déraisonnables » et de « parasites
économiques ». Il établit la CCB comme unique vendeur de
blé des Prairies. Dans les années 1940, Mackenzie King a
étendu les pouvoirs de la Commission pour inclure
l'avoine et l'orge.
Partie de rien en 1935, la Commission est devenue le
plus grand négociant en blé et en orge au monde, l'une
des plus grandes pourvoyeuses de devises étrangères au
Canada et peut-être le plus prestigieux office de
commercialisation au monde.
Une récente étude de PricewaterhouseCoopers a
qualifié d'« énorme » l'impact économique annuel de 1,6
milliards de dollars de la Commission ayant son siège à
Winnipeg, « dont l'Ouest du Canada est un bénéficiaire
économique majeur ».
De la même manière que l'OPEP a donné un pouvoir
indéniable aux pays producteurs de pétrole, le
quasi-monopole de la CCB a mis le pouvoir de
commercialisation entre les mains des fermiers.
Depuis sa fondation, les entreprises céréalières
américaines qui dominent le commerce mondial des
céréales n'ont cessé de combattre cet impressionnant
nouveau venu. Jadis, elles l'ont traité de « communiste
». Au cours des quinze dernières années, les États-Unis
ont organisé une douzaine de contestations commerciales
en vue de l'abolir.
La raison en est simple. La Commission canadienne du
blé s'assure que toutes les recettes obtenues reviennent
au fermier, en ne retenant que de minimes frais
d'administration par boisseau.
La perte de la CCB reviendrait à transférer le
commerce canadien des céréales entre les mains des
Américains pratiquement du jour au lendemain. Des
centaines de millions de plus en profits annuels
glisseraient des mains des fermiers à celles des « cinq
sœurs » qui dominent le commerce international des
céréales, et dont aucune n'est canadienne. Le port de
Churchill — dont le gros des affaires provient de la CCB
— et le système ferroviaire est-ouest en son entier, y
compris les grands complexes ferroviaires céréaliers
dans les ports de Québec à Prince Rupert, serait alors
en péril.
Si la Commission canadienne du blé disparaît, qui
peut bien croire que le reste de l'agriculture
canadienne gérée par l'offre (œufs, lait, volaille…) est
en sécurité?
Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement Harper
a mené une lutte acharnée contre la CCB — en congédiant
son populaire chef de la direction Adrian Measner, en
truffant son administration de personnes nommées par le
gouvernement qui l'ont en horreur et en tenant un
frauduleux « plébiscite » de l'orge (comprenant des
ordonnances de non-publication, une liste secrète des
électeurs, des bulletins de vote retraçables et des
questions délibérément trompeuses). Malgré tout,
seulement 13,8% ont voté pour soustraire l'orge de la
juridiction de la Commission.
Cette attaque sans précédent contre la CCB,
internationalement respectée, de la part de son propre
gouvernement n'est pas passée inaperçue. Standard and
Poors a récemment revu à la baisse la cote de crédit
jusque là impeccable de la Commission.
Mais la Commission du blé n'est pas encore chose du
passé. Depuis plus de soixante-dix ans, avec l'appui
d'Ottawa, elle a tenu tête à l'hostilité américaine.
Aujourd'hui, le gouvernement Harper est sur le point de
faire ce que les États-Unis par eux-mêmes ont été
incapables de mener à bien; il projette de dépouiller
par décret la Commission de son pouvoir de
commercialisation sur l'orge.
Une fois par le passé, le gouvernement canadien s'est
joint aux Américains contre ses propres fermiers. Après
avoir signé l'Accord de libre-échange entre le Canada et
les États-Unis en 1989, le gouvernement Mulroney a
soustrait l'avoine de la Commission. En 1993, il essaya
de faire de même avec l'orge, mais en fut empêché par
une contestation judiciaire couronnée de succès. Le
gouvernement a changé et Ralph Goodale et Jean Chrétien
ont tenu un scrutin équitable parmi les fermiers, ont
restauré l'orge à la Commission, où il est demeuré
depuis, et ont introduit la Loi sur la Commission
canadienne du blé, la plaçant sous le contrôle de
directeurs élus par les fermiers.
Cette fois-ci également, une contestation judiciaire
pourrait avoir lieu. Toutefois, comme en 1993, seul un
changement de gouvernement garantira l'avenir de la
Commission. Une majorité pour Harper en finira avec la
CCB, et ce sans tarder. Le nouveau chef libéral,
Stéphane Dion, se comportant davantage comme un ami du
fermier de l'Ouest que l'administration Harper basée en
Alberta, a promis de restaurer les pouvoirs de la
Commission, en remettant le plein contrôle de son avenir
entre les mains des fermiers. Quels que soient les
changements dont la CCB a besoin — et chaque fermier en
connaît certains — ceux-ci seront effectués par les
fermiers, plutôt que d'être imposés par Ottawa ou
Washington.
Albert Horner est un producteur grainier à la
retraite et un éleveur de bétail. Député fédéral du
Parti progressiste-conservateur pour quatre mandats sous
John Diefenbaker, il habite à Blaine Lake en
Saskatchewan.
David Orchard a été candidat à la direction du Parti
progressiste-conservateur en 1998 et en 2003. Auteur de
Hors des griffes de l'aigle. Quatre siècles de
résistance canadienne à l'expansionnisme américain
(trad. Monique Perrin d'Arloz, Westmount QC: Éditions
Multimédia Robert Davies, 1998), il est fermier à Borden
en Saskatchewan. Courriel:
davidorchard@sasktel.net
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