Globe and Mail, 6 Mars, 2000
Pourquoi je suis Conservateur
de David Orchard
Preston Manning en a décidé ainsi: Joe Clark n’est
pas un vrai Conservateur, David Orchard non plus. Et à en
juger par ses critères à lui, John Diefenbaker, Robert
Stanfield, R.B. Bennett, Robert Borden, Arthur Meighen, John A.
Macdonald, Winston Churchill et Benjamin Disraeli ne le sont pas
davantage.
Selon mon dictionnaire, « conservateur » se dit d’un
individu qui se caractérise par son attachement aux valeurs
et aux institutions, telles qu’elles ont évolué
dans le temps, et par sa méfiance à l’égard
des innovations radicales et des grands projets de réforme
de la société. »
La définition qu’en donne Edmund Burke est bien connue:
« La volonté de conserver et la capacité d’améliorer
».
William Wordsworth et Samuel Coleridge s’intéressèrent
eux aussi à la doctrine conservatrice. Jadis ardents partisans
de la Révolution française, ils changèrent
d’avis à cause des abus commis pendant la Terreur et
se mirent à dénoncer les méfaits du libéralisme.
(Les hommes d’affaires, écrivit Coleridge, furent plus
souvent des subversifs que des conservateurs.)
Dans les années 1830, un jeune juif radical du nom de Benjamin
Disraeli reprocha aux tories d’avoir abandonné leurs
traditions et leur conseilla de se débarrasser de leurs éléments
réactionnaires s’ils voulaient redevenir les dirigeants
de la nation. En 1837, il fut élu à Westminster, mais
ce n’était pas un député conservateur
comme les autres. Convaincu que « les droits des travailleurs
sont aussi sacrés que ceux des propriétaires »,
il dénonça la Loi sur les pauvres, qui assimilait
l’assistance aux indigents à un acte de charité:
« je prétends que c’est un droit ».
Lorsque le premier ministre conservateur Robert Peel revint sur
sa promesse électorale de s’opposer au libre-échange,
Disraeli condamna cette volte-face dans un discours qui devint l’un
des grands classiques de l’histoire parlementaire. Le gouvernement
ne fut pas réélu, et le Parti se désintégra.
De ses cendres, Disraeli fit renaître le Parti conservateur
qu’on connaît aujourd’hui. Pour compenser l’appui
que les libéraux avaient auprès des commerçants
et des industriels, Disraeli alla chercher celui des classes populaires.
Avec un autre tory, Lord Shaftesbury, le célèbre réformateur
du XIXème siècle qui mena une longue lutte pour limiter
la journée de travail à 10 heures, il défendit
ardemment les droits des travailleurs.
Dès l’âge de 4 ans, les enfants travaillaient
dans les mines. Il n’y avait pas de limites au nombre d’heures
de travail. Dans les classes laborieuses, la longévité
ne dépassait pas 21 ans. Les libéraux et les propriétaires
d’usines s’opposaient à toute réglementation.
Les jeunes, disaient-ils, devaient apprendre ce que c’est
que de travailler.
Une fois au pouvoir, Disraeli réglementa les heures de travail
et fit adopter des lois pour protéger les syndicats et l’environnement.
Pour lui, gouverner ne signifiait qu’une chose: veiller au
bien-être du peuple. Selon Alex Macdonald, l’un des
premiers députés travaillistes, Disraeli fit pour
les classes populaires beaucoup plus en cinq ans que les libéraux
en cinquante ans.
« Mon rêve », expliqua Disraeli, « était
de redonner à la pensée tory une assise nationale
». Les principes qui le guidaient - « améliorer
la condition de l’homme » et « préserver
les institutions du pays » sont aux antipodes du programme
de P. Manning, qui veut démanteler encore davantage notre
infrastructure nationale.
Au Canada, le Parti conservateur est, comme en Angleterre, le plus
vieux parti politique. Créé par John A. Macdonald
et George Étienne Cartier, le Parti réalisa la Confédération
malgré l’opposition farouche des Rouges, les ancêtres
du Parti libéral, dont certains membres préconisaient
l’union du Canada avec les États-Unis.
Le gouvernement conservateur de l’époque réussit
à empêcher les sociétés de chemin de
fer américaines de s’implanter au Canada et à
déjouer leurs tentatives pour le déstabiliser. Le
projet de construire une voie ferrée exclusivement canadienne
jusqu’à la Colombie-Britannique suscita un tollé
chez les libéraux. Comment un jeune pays de quatre millions
d’habitants pouvait-il envisager de construire le plus long
chemin de fer au monde, s’exclamèrent-ils ? Si le gouvernement
veut s’entêter, qu’il emprunte au moins la route
la moins coûteuse et la plus facile, au sud des Grands Lacs,
et qu’il donne les contrats à des entreprises américaines
!
« Jamais », répondit Cartier, « une maudite
compagnie américaine n’aura le contrôle du Pacifique
! ». Il négocia alors l’entrée du Manitoba,
de la Colombie-Britannique et de tout le Nord-Ouest dans la Confédération
? la construction du chemin de fer pouvait commencer.
Preston Manning prétend qu’un conservateur est partisan
de l’ouverture des frontières, et pourtant, les grands
dirigeants conservateurs du Canada se sont toujours farouchement
opposés au libre-échange avec les États-Unis.
Pour Macdonald, c’était « une pure folie »
dont « le résultat inéluctable sera l’annexion
du Canada par les États-Unis ». Comment le Canada pourra-t-il
conserver son indépendance politique une fois qu’il
aura renoncé à son indépendance économique,
demandait-il ?
Cartier était tout aussi direct: « Quelles seront
les conséquences de la réciprocité industrielle
? ... Les manufactures du Canada perdront les avantages ... dont
elles jouissent aujourd’hui... et les plus grosses finiront
par être concentrées aux États-Unis. »
Cela aboutira inévitablement à l’union avec
les États-Unis, « c’est-à-dire à
la disparition de notre pays ».
En 1911, les libéraux, sous la direction de Wilfrid Laurier,
négocièrent un accord de libre-échange avec
les États-Unis. Ils furent battus par les conservateurs,
dont le chef, Robert Borden, dit de Laurier: « il voulait
un Canada plus grand, mais ce sont les États-Unis que les
libéraux étaient sur le point d’agrandir ».
M. Manning prétend que le gouvernement ne doit pas intervenir
dans l’économie; pourtant, Robert Borden et son ministre
de l’Intérieur, Arthur Meighen, n’hésitèrent
pas à nationaliser cinq sociétés de chemin
de fer pour créer le Canadien national. Le successeur de
Meighen à la tête du Parti conservateur, R.B. Bennett,
n’avait pas peur, lui non plus, des sociétés
d’État car il était convaincu qu’elles
pouvaient être efficaces. Ces sociétés sont
la création du Parlement et celui-ci peut donc les réglementer,
disait-il.
En donnant le coup d’envoi à sa campagne à
la direction du Parti, en 1927, Bennett déclara que «
la première chose à faire dans ce pays, c’est
bâtir une véritable conscience nationale, un canadianisme
viril, car nous avons assez souffert d’un complexe d’infériorité
».
Entre 1930 et 1935, alors qu’il était au pouvoir,
Bennett proposa la création de Radio-Canada, de la Commission
canadienne du blé et de la Banque du Canada, l’institution
qui permit à notre pays de financer son effort de guerre,
quelques années plus tard, sans emprunter un sou à
l’étranger.
Contrairement à M. Manning qui prétend que, pour
un conservateur, moins il y a de gouvernement, mieux c’est,
Bennett a toujours dit que « toute réforme nécessite
une intervention du gouvernement, l’imposition de règlements
et de contrôles par le gouvernement, pour mettre un terme
au laissez-faire ». Pour Bennett, qu’on surnommait le
« tory de gauche », le Parti conservateur devait chercher
à « faire tout le bien possible pour le plus grand
nombre de personnes possible ».
Avec John Bracken et George Drew, les conservateurs se positionnèrent
plus à droite et se mirent à courtiser le monde des
affaires; aux élections, ils furent largement battus. En
1956, John Diefenbaker prit la direction du Parti, opéra
un net virage à gauche et remporta les élections.
Il invita les Canadiens à « s’opposer catégoriquement
au continentalisme économique » et aux « conséquences
funestes de la propriété étrangère ».
À ceux qui le traitèrent de « bolchevik des
Prairies », il répondit: « tout ce que je peux
dire à ceux qui me font passer pour un dissident et qui prétendent
que je ne défends pas les grands principes du Parti conservateur,
c’est qu’ils ont manifestement oublié la tradition
de Disraeli et de Shaftesbury en Angleterre et de Macdonald au Canada
».
En 1983, Brian Mulroney, candidat à la direction du Parti
conservateur, s’opposa farouchement à son adversaire,
John Crosbie, lorsque celui-ci proposa un libre-échange avec
les États-Unis. Une fois au pouvoir, M. Mulroney fit volte-face
et revint sur une position traditionnelle du Parti conservateur:
l’opposition au libre-échange. En 1993, le Parti subit
la pire défaite électorale de l’hémisphère
occidental et vit le nombre de ses députés réduit
à deux.
Quand le Parti conservateur est fidèle à ses racines
populaires, il voit son rôle s’accroître. Quand
il perd toute notion d’identité nationale, qu’il
se positionne trop à droite et qu’il courtise les grandes
entreprises, ce que préconise justement Preston Manning aujourd’hui,
le Parti perd la faveur de l’électorat.
M. Manning rêve d’une société où
seuls les plus forts survivent: c’est du libéralisme
classique. L’idéal conservateur, lui, tend vers le
bien de tous.
Par exemple, le mouvement écologiste, qui résulte
d’un besoin naturel de protéger et de préserver,
est une idée conservatrice. Le modèle libéral
du marché libre, que M. Manning porte aux nues, ridiculise
et contrecarre ce besoin en démantelant nos institutions
nationales, en détruisant nos forêts par des coupes
à blanc, en imposant au secteur agricole et agro-alimentaire
les organismes génétiquement modifiés, en voulant
tout révolutionner sans penser aux conséquences. L’idée
qu’avaient Disraeli et Macdonald de la préservation
et du bien public était aux antipodes du discours de M. Manning,
comme l’est d’ailleurs la définition du conservatisme.
Avec cette prétendue Alliance canadienne, M. Manning cherche
tout simplement à importer directement des États-unis
un évangélisme de droite qu’il conditionne dans
un emballage canadien et auquel il appose l’étiquette:
conservatisme canadien. Mais les États-Unis n’ont pas
de parti consservateur: leur tradition politique est précisément
une réaction contre le conservatisme, et elle n’a pas
sa place chez nous.
Le mouvement de Preston Manning est bien loin des valeurs que chérissent
les conservateurs canadiens. Le vrai conservatisme canadien, c’est
celui qui vise à élever la condition du peuple, comme
le disait Disraeli; c’est aussi la seule façon pour
le Parti conservateur de gagner les élections et d’assurer
notre survie en tant que nation souveraine.
DAVID ORCHARD est l’auteur de Hors
des griffes de l’aigle: Quatre siècles de résistance
à l’expansionnisme américain. Il s’est
classé second derrière Joe Clark lors de la course
à la direction du Parti progressiste conservateur en 1998.
Il exploite une ferme à Borden, SK. Téléphone:
(306) 664-8443. Courriel: davidorchard@sasktel.net
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